LE RETOUR À LA TERRE
J’écris pour Hélène Raimbault parce que sa voix et sa présence.
J’écris pour Emma-Jo Beauvallet parce que sa sensibilité et son souffle.
J'écris l'espace d'une rencontre. Celle de deux femmes qui ne se connaissent pas, qui n'ont rien en commun si ce n'est de partager le même sang, les mêmes racines, malgré elles. Une grand-mère et sa petite fille se retrouvent dans une chambre d'hôtel, à la frontière.
Cet espace, je l'ai découvert il y a quelques années, dans un reportage qui m'a permis de découvrir les liens qui unissent la Corée du Nord et la Corée du Sud. Je découvrais alors les rencontres interfamiliales. Des familles séparées par la guerre, la frontière, se retrouvent dans un hôtel, sur les hauteurs du Kumgangsan, région montagneuse à la bordure des deux pays, côté nord. Ces familles se revoient pour la première et la dernière fois. Comme un passage éphémère de vies entières le temps de trois jours ultra-médiatisés. Seules deux heures sont accordées en huis-clos, derrière chaque porte de chambre. Le reste des échanges se fait dans le hall du bâtiment, avec les gardes, les caméras et les autres familles.
Il y a dans cet espace quelque chose de tragique et d'universel. D'intime et d'anonyme. Cela parle de nous, de notre humanité. On peut y retrouver tous les conflits humains qui parcourent les histoires, les vies : du mur de Berlin en passant par la Palestine ou encore très actuellement l'Ukraine.
J'écris cet espace parce qu'il me parle, qu'il me touche et qu'il est sensible.
À la frontière, il y a les retrouvailles. Celles des familles qui se regardent, se touchent, se respirent, se soufflent des paroles muettes. 60 ans d’absence les séparent. Il y a les cris, les larmes et les rides, présentes. Tout ressurgit à la frontière.
Les caméras du monde entier sont présentes.
Les militaires aussi.
Les autres familles aussi.
C’est un "retour à la Terre".
J’écris ce moment parce qu’il m’importe. Pour creuser la parole. La mettre en équilibre tout en lui laissant la fluidité. Laisser aux mots le temps d’exister, puis disparaitre. Comme fumée en suspens. J’écris pour faire exister des images qui puissent nous parvenir. Des images parfois trop lointaines : celles des informations, des reportages, des histoires qui se racontent et s'oublient. J'écris un retour aux sens, aux sensations : faire face à l'échange qu'impose cet espace. Ce huis-clos, "ouvert".
J’écris ce texte pour travailler l’attente, travailler les silences. Cela passe par une recherche exigeante de la langue. La structure des mots, la diction des syllabes. Aller au bout du souffle, de la précision des rythmes, des respirations. Raconter l’intime en laissant l’espace nécessaire à la voix, à la sensibilité des comédiennes pour permettre aux spectateur.ice.s de traverser ce récit.
L’écart des âges entre les deux comédiennes rend compte de la distance des vies qui sépare ces deux femmes et qui les réunit en un endroit, en une vie. Étrangères l’une pour l’autre. Vivantes. J’écris pour Hélène, Emma-Jo, parce qu’elles existent, ensemble. Vivantes. J'écris pour les réunir sur une trajectoire commune. Faire vivre leur voix. Faire vivre leur présence. Ensemble. Dans le texte, ni l’une, ni l’autre ne veulent de l’autre. C’est poser le cadre. Se parler pour dire quoi ? Se parler pour vivre quoi ? Ensemble, vivantes.
Serguey Skurjats